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par Djamel Labidi
Quelles que soient les circonstances de la mort d’Evgueni Prigogine, une chose est sûre, ceci ne serait jamais arrivé si les normes de l’État de droit avaient été respectées, c’est à dire si Prigogine avait été arrêté, pour être jugé de sa tentative de putsch, menée en pleine guerre de son pays.
C’est un devoir, pour qui prend le risque d’écrire, de chercher à rester lucide. Si les mérites de Vladimir Poutine sont immenses, non seulement à l’égard de son pays, mais aussi du monde dans son combat pour un nouvel ordre international, ils ne sauraient cependant justifier l’absence d’esprit critique, et ici par rapport à la question du respect des principes du droit, quelles que soient les situations.. La fin ne justifie jamais les moyens, et le nouvel ordre international qui émerge a besoin des principes dont l’ordre occidental en déclin ne s’est jamais, lui, en fait, soucié.
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L’Histoire n’est jamais simple
Certes les épisodes de guerre, de crises intenses, créent des situations telles qu’elles peuvent donner l’impression qu’il est permis, parfois, que les normes habituelles de la vie sociale ne soient pas, respectées. On connait le dicton «A la guerre comme à la guerre». Mais ce n’est jamais une excuse.
Un précédent historique contemporain, intéressant pour notre sujet, est la tentative de putsch en France, contre le General De Gaulle, le 21 avril 1961, pendant la guerre d’Algérie et donc dans une situation de tension comparable. Elle avait menacé d’effondrement l»État français. Les putschistes, quatre des principaux généraux de l’armée française, une fois leur tentative de coup d’État réduite, ont été jugés, et condamnés à des peines sévères, dont l’une de mort. Un peu plus tard, le 22 aout 1962, un autre séditieux, le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, organise un attentat contre le président de la République française, le General de Gaulle. Il sera condamné à mort et exécuté en mars 1963. Ce sont, entre autres, de telles choses, le souci de la légalité, même dans les pires circonstances, qui ont forgé l’image du personnage du General De Gaulle dans l’imaginaire historique français.
Mais l’Histoire n’est jamais simple. Elle se nourrit aussi d’ambigüités. Le General de Gaulle c’est aussi l’homme du départ de la guerre coloniale d’Indochine, celui des 45 000 morts algériens de la terrible répression du 8 mai 1945, celui du plus grand nombre de résistants algériens guillotinés et des pages les plus sanglantes de la guerre coloniale de 1958 à 1961, trois ans d’une guerre atroce pour se résoudre enfin à la négociation avec le FLN. Mais quel dirigeant , même parmi les plus remarquables, n’est-il pas un mélange d’épisodes glorieux et d’erreurs voire de fautes impardonnables; Les grands personnages historiques, Lénine, Mao, Staline, De Gaulle, pour parler de notre époque, ne seraient-ils toujours que cela, mi ombre, mi lumière, avec peut être toujours cet aspect dominant, cette résultante positive, qu’ils ont servi finalement avec succès leur patrie, malgré les méandres de leur chemin, sans jamais démériter sur ce point, avec cette capacité à surmonter non seulement les obstacles mais aussi leurs erreurs, Serait-ce là le secret du fait que les peuples leur pardonnent, leurs excès, parfois même leurs crimes, ne retenant d’eux que le meilleur. Vaste débat.
Un «régime change»?
En tout cas, la mort de Prigogine, par les polémiques passionnées qui l’entourent, révèle les terribles tensions des enjeux actuels. N’y aurait-il pas derrière bien plus grave qu’une rébellion interne? On peut penser en effet que l’affaire «Prigogine», ses enjeux, sont bien plus graves que ceux d’une rébellion ou d’une tentative de putsch «classique».
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Qu’on se souvienne de tous les détails de l’affaire. Pendant la bataille de Bakhmut, Prigogine avait étonné, lorsqu’en appui à sa demande véhémente de munitions, il a révélé que les soldats russes avaient abandonné leurs positions sur le flanc gauche des forces russes. C’était informer l’ennemi. Une trahison donc. Il annonce même qu’il abandonnera Bakhmut le 10 mai; Il s’était ensuite proposé étrangement pour être président de l’Ukraine, sans qu’on sache la part de sérieux dans ses dires, vu son style particulier.
Le 15 mai dans le Washington Post, les ukrainiens laissent entendre que Prigogine leur avait proposé le marché de leur donner des informations sur l’armée russe contre leur retrait de Bakhmut. Les américains aussi avaient dit qu’il leur avait fait des propositions du même genre. Tout cela paraissait de la pure guerre psychologique, de» l’intox» et de toute façon trop grossier pour être crédible. Mais après la tentative de putsch en pleine guerre de son pays, et donc une trahison avérée, cela prend un tout autre sens. Et il y a eu surtout cette quasi conférence de presse qu’il a tenue, le 24 mars 2023, où il dément le récit de Poutine disant que la Russie se bat contre l’OTAN en Ukraine. Prigogine affirme que «l’opération armée spéciale» de Vladimir Poutine était un pur mensonge, que l’Ukraine n’avait jamais représenté une menace pour la Russie, et que d’ailleurs le résultat de la guerre est désastreux puisque loin de démilitariser l’Ukraine, «l’opération spéciale» l’avait militarisée et rendue bien plus forte». Le 23 juin, la veille de sa marche sur Moscou, dans une vidéo, publiée sur «Télégram», il déclare: «La guerre était nécessaire pour qu’un groupe de salauds soit promu», que Kiev était prête à n’importe quel accord, et il prend le contrepied de toutes les déclarations de Vladimir Poutine sur la signification de cette guerre. C’était donc tout simplement une orientation totalement opposée à celle du président Poutine et proche du récit de l’Occident sur ce conflit. Quelques jours après survenait la tentative de putsch. N’était-ce donc pas là une opération de «Régime change», comme les affectionnent les États Unis, ceux-ci mettant tous leurs espoirs de solution à leur avantage du conflit en Ukraine dans la chute de Vladimir Poutine.
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L’irréparable
C’est ensuite l’échec de Prigogine faute d’avoir entrainé dans son opération des forces plus larges, civiles et militaires.
Qu’était-il arrivé ? Les succès de Prigogine lui étaient-ils montés à la tête ? Les terribles batailles de Soledar et de Bakhmut, les «hachoirs à viande», comme il les qualifiait, lui avaient-ils fait perdre les repères habituels au commun des mortels? Dans la Rome antique, on isolait un temps les soldats revenus de guerre avant de les réintégrer dans la société.
Prigogine commet l’irréparable: il fait abattre trois hélicoptères et un avion de l’armée de l’air russe, causant ainsi la mort de treize aviateurs, d’après des sources russes. C’était d’ailleurs le signe qu’il était déterminé au départ à aller jusqu’au bout, mais qu’il n’a pu le faire. Il avait d’ailleurs déclaré, sûr de lui, qu’à minuit il n’y aurait plus «le ministre de la défense et le chef d’État-major russes», mais aussi le président Poutine, ce qu’on oublie d’ailleurs étrangement aujourd’hui, dans les commentaires occidentaux. La mort de 13 militaires de l’aviation russe ne pouvait d’évidence lui être pardonnée par l’armée russe notamment par l’armée de l’air. Celle-ci pouvait-elle en rester là ?
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Ayant commis l’irréparable, Prigogine était dans une impasse existentielle. Il avait tué, lui le Russe, lui le patriote, d’autres soldats russes, des frères de combat, délibérément. Comment pouvait-il continuer lui-même à vivre, comment pouvait-il se survivre ? Drame terrible, funeste au sens grec du terme, qu’il n’a peut-être pas mesuré au départ. Prigogine a certainement voulu arrêter le temps, remonter le temps. Comme il a eu l’illusion de pouvoir le faire lorsqu’il s’est arrêté sur sa route vers Moscou. Mais c’était trop tard. Dans ce cas-là l’honneur dicte souvent à un soldat le suicide mais ceci ne semble pas correspondre à la personnalité et à l’histoire personnelle de Prigogine. Il n’était peut-être pas un soldat, malgré ses faits d’armes, mais un mélange de combattant et d’homme d’affaire. Ceci explique peut- être ce mouvement brownien dans lequel il s’est trouvé, allant ici et là, en Russie, en Afrique. Mais s’il survivait au déshonneur, où aller ? Logiquement, il ne lui restait d’autre issue que de passer à l’Occident. Ceci rendait probablement la situation encore plus grave. Il était lui-même prisonnier de son destin et il fallait bien que l’Histoire avance, que cette histoire ait une fin.. On ne peut s’empêcher ici d’avoir une sorte de compassion pour ce drame de la condition humaine, pour cet homme qui a vécu en aussi peu de temps l’apogée de la gloire puis le déshonneur. Lequel, de l’un ou de l’autre, prédominera dans le temps ? La roche tarpéienne est proche du Capitole.
Le Qutidien d’Oran, 08/09/2023
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